Ministère de la Communauté française de Belgique 


l'art même
# 30
 
 
Quand le Design traduit les angoisses d'une société

par Magali Nachtergael

Plusieurs grandes expositions sur le Design ont animé le paysage artistique de l'année 2005: en France, Beaubourg a prêté ses espaces pour D-Day, une exposition sur un Design ultra-contemporain dont les frontières flirtaient avec l'utopie. Aux Etats-Unis, le MOMA de New York a laissé le Design s'emparer des questions de sécurité.

STEPHAN AUGUSTIN, " WATERCONE WATER-COLLECTION DEVICE ", 1999, MAKROLON POLYCARBONATE, 30 X 80 CM DIAM.
MANUFACTURER: WISSER VERPACKUNGEN GMBH, GERMANY (2004). PHOTO_: J. PUDDIFOOT, CARE. IN SAFE_: DESIGN TAKES ON RISK. COURTESY : MOMA, NEW YORK.

Les expositions française et américaine, à peu près de taille et d'importance équivalentes, avaient des stratégies curatoriales similaires pour ce qui concernait le parti pris d'éclectisme et la disposition des éléments choisis : les objets présentés étaient récents, voire anticipateurs, et classés selon leur fonction au sein de thématiques poreuses. Cependant, même si l'on pouvait retrouver au MOMA et au Centre Georges Pompidou les mêmes œuvres-objets, par exemple la radio "Life Line" (1998) de Freeplay ou les "Watercones" (2002) de Stephan Augustin , celles-ci fonctionnaient comme des pivots fortuits au croisement de thématiques qui traduisaient les préoccupations très actuelles d'une société. Comment des expositions si proches peuvent sous-tendre un discours si différent, voire opposé ? Est-ce le Design lui-même qui sert une intention politique ou qui traduit un souci éthique ?
Le titre de l'exposition new-yorkaise est explicite : le Design prend le risque en considération 1. Il déjoue les dangers, aide à créer un monde plus "sûr". Le D-Day européen semble pour sa part marquer le début d'une libération par l'évocation du débarquement américain : une arrivée en force qui doit aussi repousser une menace, celle-là plus rampante. Le chapitrage de l'exposition dénote d'une progression et d'une avancée vers une amélioration "écologique", dans la mesure où l'environnement humain global peut se trouver modifié par le Design : la mise en forme dépasse l'objet lui-même pour transformer jusque l'habitat et les habitudes qui lui sont associées. Au centre de l'exposition parisienne, le mot "développement durable" est lâché : les objets doivent s'adapter mais aussi adapter l'humain à ses ressources afin de mieux les gérer. C'est le but par exemple des "Cookits" (1970- 1990) à énergie solaire utilisés au Mali pour enrayer la déforestation : l'interaction entre l'homme, l'objet et son environnement doit se faire avec cohésion et bon sens. On remarque alors que le Design ne pose pas tant la question de l'objet en art mais plutôt de la relation de l'homme à l'objet, voire de la capacité de ce dernier à véhiculer un enseignement. Cette mise en scène du Design dans les institutions muséales traduit aussi une évolution de notre relation au monde des choses. On est loin de l'exposition Starck, au Centre Pompidou, qui retraçait la genèse d'une création singulière et qui considérait comme négligeable les trivialités du corps, encore plus du corps souffrant. Le dispositif vidéo rendait encore plus immatérielles les productions destinées, rappelons-le, à une diffusion commerciale. L'idée de succès populaire transparaît sans surprise de façon plus marquée outre-atlantique : finalement, les projections et modélisations de la partie "Imaginaires technologiques" dans D-Day restent fort éloignées de l'actualisation de l'objet telle qu'elle apparaît au MOMA de New York. La prolepse fait place à des "mutations graphiques" et des expériences sensorielles qui laissent le visiteur dans un flou immatériel où les prototypes et l'hypothèse d'une concrétisation se font rares.
Au MOMA, le directeur est plus pragmatique lorsqu'il introduit par ailleurs clairement la mission du Design, comme visant, je cite, à "nous faire sentir à la maison, à l'abri, en sécurité partout dans le monde". Le commissariat se situe de façon explicite dans une lignée post-11 septembre où les enjeux de la sécurité individuelle prennent des proportions globales. Dans cette perspective, le Design se fait l'interface d'un discours politique et d'un modèle de société à protéger et à vivre, quoi qu'il advienne : il aide à se tenir prêt. D'un côté, il a pour mission de rendre praticable, beau et agréable d'utilisation des objets qui ont une utilité vitale, de l'autre, il doit atténuer la sensation d'angoisse contenue dans la fonction de l'objet lui-même. Les grilles de la "Sweet Dreams Security series" (2003), de l'allemand Matthias Megyeri dont les piques ont la forme de charmants petits pingouins ou lapins, n'en sont pas moins des herses pointues qui empêchent tout intrus de pénétrer dans l'enclos défendu par les animaux de fonte, habituellement inoffensifs. Car bien souvent en contrepartie, la sécurité du citoyen se fait au détriment des libertés individuelles. Afin de contrecarrer l'un des outils de prédilection des autorités en matière de sécurité, à savoir les systèmes de vidéo-surveillance, les artistes danois de l'école des Beaux-Arts ont produit des kits distribués dans des machines automatiques : moustaches, chapeaux, tout l'attirail nécessaire pour déjouer les contrôles d'identification. L'apparente légèreté d'un objet permet en effet de le rendre plus acceptable surtout s'il est plutôt synonyme de souffrance : Mathieu Lehanneur a proposé en 2001 des "Objets thérapeutiques", antibiotiques à peler comme un oignon multicolore ou des boîtes de médicaments aux formes douces et d'un blanc laiteux qui pourraient aider, en effet, à faire passer la pilule.

LA MOUSTACHE TIRE DE " HOW TO DISAPPEAR KIT AND VENDING MACHINE ", 2004
DESIGNSKOLEN KOLDING : LUCA LEO FUNCH DYRVANG, LOUISE ROSENKRANS, LARS LYNGSTADAAS, KIM MEIER, MORTEN JUST HANSEN, AND ANNE METTE KARSTED POULSEN. INSTRUCTORS: POUL ALLAN BRUUN, VISUAL COMMUNICATION AND BARNABAS WETTON, INTERACTIVE MEDIA. MANUFACTURER: DESIGNSKOLEN KOLDING, DENMARK. PHOTO_: M. JUST HANSEN. IN SAFE_: DESIGN TAKES ON RISK. COURTESY : MOMA, NEW YORK.

La commissaire de Safe, Paola Antonelli, n'hésite pas à prendre du recul en présentant un projet de protection pour petits animaux de compagnies : les hamsters et cochons d'Inde se trouveraient dotés d'un masque à gaz tout comme les enfants israéliens qui bénéficient du "Bardas Protection system for Children" (1985-1990) distribué à chaque naissance et réalisé par la Bezalel Academy of art and design. D'une part, le rapprochement dédramatise la situation de danger réel au Moyen-Orient (puisque les masques ont été testés avec succès pendant la Guerre du Golfe au Koweït). De l'autre, on pousse les limites de la protection jusqu'à l'absurde pour dénoncer le désir de contrôle absolu des événements par une réponse exclusivement matérielle dont on sait pertinemment qu'elle est souvent dérisoire. Certaines pièces privilégient d'ailleurs, dans les deux expositions, l'esthétique à l'utile : on pense à l'inopérant "Security Tree" de Raúl Cárdenas Osuna (2004) qui fait écho au "Mix Tree" (2005) de Matali Crasset et qui tous les deux parviennent la fusion entre technique et évocation de la nature.
Cependant, et comme le Design ne se réduit pas à deux tendances qui opposeraient ancien et nouveau monde (souci écologique versus protectionnisme), il transparaît de ces orientations une multiplicité propre au design qui, plus qu'une technique ou un savoir-faire, opère une "mise en forme" (shaping, pourrait-on dire en anglais) de l'objet et lui permet de se glisser dans des situations variées qui vont du quotidien à l'extrême urgence. Ainsi, au Grand-Hornu Images, avec Label-Design.be - Design in Belgium after 2000 (sous commissariat de Lise Coirier de Pro Materia, du 16.10.05 au 18.02.06), c'est la préférence nationale qui prévaut avec un regroupement de productions conçues en Belgique qui tendrait à créer un Design (stylique, en bon français signale le correcteur orthographique) à la belge, signe aussi d'un rassemblement recherché sous l'égide d'un label qui pourrait réconcilier chacun. Par chance, les artistes ne sont pas en reste pour déjouer la fonction parfois trop terre à terre ou manipulatrice du Design. Sur la toile, le catalogue Buy-Sellf 2 regroupe plusieurs artistes qui proposent un catalogue d'œuvres dites "multiples" qui trouveront une utilité ou non dans la vie de l'acheteur. Ainsi, utilisant avec humour les codes de la fonctionnalité ou du décoratif, le catalogue présente des productions hétéroclites et souvent totalement inexploitables : un Design pour rien, dont l'objectif se perdrait dans le vide, qui serait enfin libéré de ses performances commerciales et pragmatiques, toujours présentes en arrière-plan.

1 - Safe: Design takes on risk, www.moma.org.
2 - Catalogue Buy Sellf, association Zébra 3, www.buy.sellf.com.

 

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