Ministère de la Communauté française de Belgique 


l'art même
# 30
 
 
Graphic design
L'imprimé, au-delà
par Cécilia Bezzan

A l'instar d'une machine infernale, boulimique, gueule béante aux yeux exorbités, le Graphic Design s'alimente du "tout visible" - télévision, mode, design, arts, rue -, vampirise les images et en formule les styles, les formes, les couleurs "air du temps". Le focus sur Jonathan Barnbrook (Londres), l'expérience m/m (paris) à l'occasion de Translation - scénographie de la collection Dakis Joannou au Palais de Tokyo et l'interview des Donuts (Bruxelles) proposent trois manières différentes d'aborder la perméabilité entre arts plastiques et graphiques.

JONATHAN BARNBROOK, " VOGUE MAGAZINE ", 2003,
(c) BARNBROOK DESIGN

Si William Addison Dwiggins semble être le premier à utiliser l'expression "graphic designer" (littéralement : concepteur graphique), en 1922, cette même expression est aujourd'hui d'usage sur la scène internationale et désigne les professionnels de la communication visuelle, qui conçoivent et réalisent le travail de mise en page par assemblage de textes et d'images, établissent l'identité sociale et économique d'une institution privée ou publique. Loin de se limiter à l'imprimé (affiche, catalogue, revues, etc.), son champ d'application de plus en plus varié concerne la signalétique extérieure, l'intervention dans l'aménagement de l'espace intérieur, se spécialise dans le web design ou dans le graphic motion design (images animées). Si un nouvel élan dans la profession apparaît vers le début des années quatre-vingt dix, l'intérêt croissant qu'elle suscite s'exprime depuis plusieurs années par de nombreuses expositions, publications, prix et rencontres-festivals - dont le Festival International de l'Affiche et des Arts Graphiques de Chaumont demeure très en vue 1.

Eléments contextuels
Notre quotidien se définit de plus en plus par la signature. Le mot d'ordre est "customiser". Dès lors, la moindre parcelle visible et consommable reçoit l'empreinte d'une marque, d'un style, qui induit une valeur de singularité, quelles que soient les couches sociales, la richesse, du plus accessible à l'inaccessible. Personnaliser par la couleur, la ligne, la matière, penser différemment, se distinguer à tout prix, procède du culte de la singularité. Une pratique prompte à satisfaire les tenants d'une économie de marché ultra consumériste, forcément appelée à se diversifier et à se renouveler, puisque sollicitée de toutes parts par l'individu en mal de personnalité.
Les stratégies visuelles sont nombreuses et consistent à séduire, choquer, interroger ou amuser la personne, i.e. : subvertising correspond à la contraction anglaise des termes "publicité" et "subvertir". Bref, selon un message visuel approprié, faire réagir le quidam ou le spécialiste avec une dose d'originalité nécessaire pour se démarquer de ce qui existe déjà ou jouer sur la nostalgie du "déjà vu". Selon cette optique, le graphisme s'entend comme le vêtement commercial ou culturel de tout produit de consommation. Mais à l'alliance consumériste sera objecté le versant sociopolitique œuvrant à marquer la distance avec un graphisme trop souvent réduit et assimilé au "branding" ou au "message publicitaire". Une veine du graphic design a développé un travail d'auteur/d'artiste en tant que médium de protestation sociale, dont le célèbre manifeste "First Things First" de 1964, qui établit les orientations pour un graphisme plus attentif aux contenus, reste une référence 2. En France, dans les années soixante-dix, un bureau tel que Grapus 3 a, de manière semblable, travaillé les mentalités et le panorama social. Dès lors que le graphic design contribue à la valorisation ou à la dévalorisation d'un contenu, conscient de la finalité de ses productions en tant qu'éléments de construction des paysages esthétique et social quotidiens, se pose l'enjeu de la responsabilité civique.

Jonathan Barnbrook entre en scène.
Londres-Soho, 1990, Jonathan Barnbrook (1966) fonde le bureau Barnbrook Design, qui compte aujourd'hui plusieurs concepteurs : Barnbrook lui-même, Pedro Inoue (Brésil) et Marcus McCallion, plus orienté vers la création de typographies ; tandis que Elle Kawano (Japon), issue des Beaux-Arts, coordonne l'ensemble des projets. Une importante rétrospective, Friendly Fire, s'est tenue à la dnp-ggg gallery (Osaka, Japon), en 2004. Transposé dans le contexte professionnel du graphic design, l'intitulé de l'exposition, relatif à l'expression employée dans le vocabulaire militaire américain pour désigner les pertes provoquées par les tirs amis, éclaire d'un œil ironique (c'est un euphémisme) la position duale de Jonathan Barnbrook dans le milieu graphiste.
Le bureau a développé des relations de travail privilégiées avec le milieu de l'art. Parmi ses nombreux clients : galeries et centres d'art de renom (Gagosian gallery à New York, Barbican Centre, White Cube, Saatchi gallery à Londres), musées internationaux (Mori Art Museum à Tokyo, Musée d'Art contemporain à Los Angeles), pour lesquels sont réalisés publications et matériels de communication visuelle. Barnbrook a par ailleurs travaillé de manière complice avec Damien Hirst pour la réalisation de plusieurs catalogues, ainsi que pour le décor du célèbre restaurant à Notting Hill, Pharmacy (1998-2003). En musique, outre plusieurs magazines musicaux underground, David Bowie est la figure fétiche pour laquelle seront produits les livrets des albums Heathen (2002) et Reality (2003, police "drone" et illustrations de Rex Ray). Autre création d'envergure : l'identité visuelle du vaste centre urbain Roppongi Hills à Tokyo (2003). Parallèlement à ces travaux de commande, Jonathan Barnbrook développe des projets politiques de résistance critique vis-à-vis de la doctrine du libéralisme sauvage, qui régente le monde et en produit les signes apparents. Ses réalisations adhèrent à la pensée de Noam Chomsky et engagent à plus de discernement quant à l'Histoire qui se joue, comme le dégage aussi l'impressionnante étude de Naomi Klein sur la tyrannie du branding dans la régulation mondiale des échanges commerciaux. Barnbrook a saisi l'importance de la situation privilégiée du graphiste dans la société, position stratégiquement forte entre l'émetteur et le récepteur : l'entre-deux où se localise le pouvoir de formuler le message aux publics. Ce positionnement se traduit par diverses contributions, dont la direction artistique du magazine activiste Adbusters 5 (1999-2002) est un modèle. Autre exemple : installé tel une enseigne urbaine de plusieurs mètres de long, le très grand billboard (2001) de Las Vegas coïncidait avec la conférence de l'AIGA (Institut américain des arts graphiques) et reprenait le conseil incisif de Tibor Kalman, aujourd'hui devenu historique : "Designers, restez loin des entreprises qui veulent que vous mentiez pour elles" 6 . Ce projet a par ailleurs été pensé pour correspondre au lancement de la nouvelle version du manifeste First Things First. A design manifesto (2000), réécrit et adapté de l'original de 1964, en prenant en compte l'évolution globale. A ce travail de terrain, s'ajoute la création de typographies accessibles, moyennant paiement, à la fonderie digitale www.virusfonts.com. Ces polices de caractère sont chacune l'occasion d'exprimer, toujours de manière ironique, la critique des stratagèmes visuels de l'appareillage commercial et politique, aptes à marquer les mentalités, ou tout du moins à les influencer. Les dénominations typographiques se réfèrent aux phénomènes sociaux qui dépeignent une réalité désenchantée (prozac, melancholia, shock & awe (choc et crainte), false idol), ou plus prosaïquement les termes médiatisés de l'industrie de l'armement (drone, exocet, patriot). Plus orientés vers la critique politique, d'autres travaux concernent les deux guerres du Golf (1992 et 2003), dont plusieurs posters avaient été affichés illégalement la veille de l'arrivée du Président Bush dans la capitale londonienne, en 2003. Si l'Iran constitue une menace actuelle dans la course au nucléaire, la Corée du Nord demeure bel et bien un autre danger plus effectif que Barnbrook n'a pas manqué de commenter, non sans un humour grinçant. North Korea : Building a Brand (2004) est un projet réalisé pour un magazine sud-coréen, qui traite des difficultés du régime dictatorial de la Corée du Nord.
La critique ne se résume pas au régime seul mais parle également du pouvoir que possèdent les individus et les idées de liberté sur les dictatures. Sur la page de gauche, les images issues d'un magazine de mode nord coréen semblent normales, excepté le détail du badge à l'effigie du dictateur que les modèles portent sur leur poitrine. Une phrase dit que le pouvoir sur la vie de tout un chacun s'exerce par le contrôle de chaque aspect de leur réalité visuelle. Et Barnbrook d'ajouter : "Ce qui est valable pour les dictatures, l'est également pour les marques globales". La page de droite présente des images de propagandes de patriotes dévots sur laquelle court la phrase : "on peut parvenir à contenir les gens, simplement en leur répétant constamment qu'ils sont libres". La dualité de la démarche s'inscrit également dans la grammaire formelle du travail : messages sociopolitiques, contenus philosophiques et éthiques s'offrent et se dérobent à la fois au regard, mis en page de manière décorative, déguisé de rose fuchsia, de jaune fluo, de bleu cyan, ou scandé par de nombreux symboles iconiques, lignes et encadrements.

DE L'EXPOSITION, " TRANSLATION ", PALAIS DE TOKYO (PARIS), YINKA SHONIBARE, DRESSING DOWN, 1997 (COLL. DAKIS JOANNOU) ; M/M (PARIS). (c) PALAIS DE TOKYO, SITE DE CREATION CONTEMPORAINE/KLEINEFENN.

m/m (paris) on stage : Translation,
exposition d'une sélection d'œuvres
de la collection Dakis Joannou,
Palais de Tokyo, Paris, 2005

Michael Amzalag et Mathias Augustyniak ont fondé m/m (paris) en 1992 7. Le graphisme développé par le duo revendique un espace de conception visuelle et de création infinie. Tout en conservant une pratique traditionnelle propre à l'imprimé, toutefois orientée vers les publications spécialisées sur l'art (Documents sur l'art, 1992-2000 ; catalogues des collections du MNAM - Centre Pompidou, 2000 ; catalogue expo Coollustre, curatée par Eric Troncy, 2003), m/m (paris) investit les champs spécialisés de la mode (Martine Sitbon, Yohji Yamamoto, Jil Sander, Balenciaga, Jeremy Scott, Calvin Klein), de la musique (direction artistique des vidéos : Benjamin Biolay, Björk /conception graphique des albums : Björk, Etienne Daho, Madonna), de la scénographie (Antigone au théâtre du Châtelet, mise en espace complice de l'Etienne Marcel café avec Pierre Huyghe et Philippe Parreno : tapis de sol, posters, luminaires).
A considérer la plupart des réalisations issues du graphic design, l'avis général considère l'apprêt graphique comme mineur au regard de "l'œuvre", qu'elle soit l'expression d'un styliste, d'un plasticien, ou d'un musicien. Sauf que m/m (paris) pense et agit différemment ; la frontière entre les "disciplines" devient membrane perméable. Aussi, la contribution récurrente avec les plasticiens Pierre Huyghe et Philippe Parreno autour du projet collectif d'Ann Lee 8 correspond-t-elle à des œuvres graphiques au même titre que les objets d'art (sérigraphies sur papier, 2000-2002 ; Le Cabinet (Any kind of Imaginary Materials, 2003, tapis de laine velours et meuble bois, Wallpaper version 1.1 et 1.3, 2000-01). Ce même procédé d'action transposé à l'expérience curatoriale a dérangé. A la lecture de plusieurs articles 9 relatifs à la mise en espace et à l'habillage grandiloquent du Palais de Tokyo à l'occasion de l'exposition Translation, m/m (paris) a ravivé le feu entre les tenants d'une vision curatoriale traditionnelle - c'est-à-dire, telle qu'elle se discute entre gens du même "métier" - et marginale, à savoir, une incursion expérimentale et décomplexée d'une discipline dans une autre. Pour rappel, la sortie du catalogue des collections du MNAM - Centre Pompidou, 2000, avait fait s'égosiller tout autant 10. La liberté est venue s'immiscer dans les manières de montrer l'art, faisant littéralement exploser le modèle white cube. Translation a fait mouche comme acte égotique. Si certains avaient le poil hérissé, le collectionneur Dakis Joannou s'est, quant à lui, montré satisfait 11. D'ordinaire, lorsque le curateur développe une mise en scène jouant de l'élection (l'éviction) d'artistes pour illustrer sa fantaisie théorique, il se fait d'habitude plus petit. Le recul aidant (après le coup de poing dans l'œil), l'emprise des "produits" m/m (paris) (affiches Théâtre de Lorient, publicités Calvin Klein, Balenciaga, l'alphabet 12, tapis de sol, etc.) sur les œuvres, signaient un décorum voué à célébrer quelques pièces de choix issues d'une collection d'art contemporain (Vanessa Beecroft, Maurizio Cattelan, Mike Kelley, Jeff Koons, Liza Lou, Chris Ofili, Gabriel Orozco, Joseph Kosuth, etc.).
Le reproche le plus souvent émis à l'égard de l'exposition concerne la saturation du regard par le "décor", annihilant l'appréhension distincte (l'autonomie) des œuvres et réduisant forcément leur portée. En tout état de fait, l'habitude contemporaine de l'œil à l'espace blanc de la galerie faisant office de socle statuaire est devenu la norme prescriptive. La paroi blanche est le vœu immaculé de l'œuvre prophétique, le fantasme pensé comme survivance historique, pour celui qui la crée et celui qui la montre. Aujourd'hui, le style m/m (paris), sensible à une linéarité rhizomique, continue d'évoluer sous le détour de formes organiques vers des complicités créatrices, s'infiltre (im)pertinemment au gré de ses affinités électives.

1 - Le festival de Chaumont (France) connaîtra sa 17e édition du 13 mai au 25 juin 2006. Pour la typographie, le Type Directors Club, basé à New York avec des antennes en Suisse, France, Japon, Angleterre, possède son prix et organise des conférences dans le monde.
2 - Publié par Ken Garland conjointement dans Design, the Architects' Journal, the SIA Journal, Ark, Modern Publicity, The Guardian, Londres, avril 1964 et approuvé par 22 signataires.
3 - Le collectif fondé à Paris, en 1970 par Pierre Bernard, Gérard Paris-Clavel et François Miehe a produit des affiches et des campagnes pour des publications de gauche (identité visuelle de la CGT en 1975). Grapus a également créé l'image d'institutions culturelles majeures, telles que le Centre George Pompidou, la Comédie Française et le Louvre. L'affiche de Pierre Bernard "Apartheid, le cancer du monde" (1986) représentant le continent africain en tête de mort reste gravée dans les mémoires.
4 - www.barnbrook.net
5 - www.adbusters.org. Bimestriel publié à Vancouver (Canada) à distribution internationale, Adbusters se décrit lui-même comme "le journal de l'environnement mental". Magazine anti pub, il traite des problématiques relatives aux pouvoirs corporatistes des grosses entreprises et aux méfaits de la globalisation.
6 - Kalman (1949-1999) a crée l'enseigne M&Co (New York) et travaillé avec David Byrne du groupe Talking Heads pour lequel il a notamment réalisé le fameux clip (Nothing But) Flowers (1988). Il a également tenu la direction artistique de plusieurs magazines, tels que Artforum (1987), Interview (1990) et a été rédacteur en chef de Colors (Benneton, 1991).
7 - www.mmparis.com
8 - Ann Lee est un personnage infographique issu de l'industrie du manga, dont les droits ont été achetés par Pierre Huyghe et Philippe Parreno. Ann Lee devient le sujet de fictions vidéo, lorsqu'elle passe entre les mains d'artistes, tels que François Curlet, Dominique Gonzalez-Foerster, Liam Gillick ou encore Pierre Joseph et Medhi Belhaj Kacem.
9 - La revue de presse est épaisse. Voir plus particulièrement Arnaud Fourrier, Les m/m transfigurent la notion de curatoring, in Archistorm #15, p. 28-29, Paris, octobre 2005 et Paul Ardenne, Translation, in Artpress n° 316, p. 80-81, octobre 2005.
10 - La publication institutionnelle se présente comme une promenade libre et personnelle sur des collections muséales, favorisant les images plutôt que les commentaires, sans cohérence chronologique.
11 - Harry Bellet et Philippe Dagen, Dakis Joannou, collectionneur grec décapant, in Le Monde, 25 juin 2005.
12 - L'alphabet (ou sa version masculine alphamen) présente vingt-six lettres obtenues à partir de la découpe de photographies de modèles féminins (ou masculins) réalisées par les photographes Inez van Lamswerde et Vinoodh Matadin, où l'on voit poindre çà et là, une bouche, un sein, un regard, un fragment de corps, de visage.

m/m (paris) - Hauch of Venison, Londres
exposition jusqu'au 25 mars 2006.

 

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