Ministère de la Communauté française de Belgique 


l'art même
# 31
 
 
La performance, du geste à l'image
par Pierre-Yves Desaive

Plus de trente ans après son apparition, la performance continue de susciter l'intérêt d'une nouvelle génération d'artistes. Mais dans un monde de l'art gagné par la frénésie numérique (voire la frénésie tout court), où "pluridisciplinarité" est le maître mot, la pratique connaît de profondes mutations, par sa rencontre avec l'art vidéo ou le net.art - media qui, en retour, voient leur autonomie contestée. Renouvellement ou essoufflement ? La Belgique francophone offre de ce point de vue un intéressant terrain d'étude.

MUTIN - FLORENCE CORIN,
" ABOULIE ", MAISON FOLIE DE MONS, 2005. PHOTO : F. CORIN

Performance ou happening ? Alan Kaprow lui-même s'est penché sur ce cas d'école pour historien de l'art patenté : "Je n'ai jamais voulu réaliser un happening dans un musée. Et même si on me demande pour quelque raison de le faire, je dirais non. Ce n'est pas possible. Cela serait une performance. C'est exactement la différence entre une performance et un happening. La performance est en réalité un événement artistique, et il se produit devant un public. Cela pourrait être un public pour du Shakespeare, il n'y a aucune différence. Structurellement et philosophiquement, c'est la même chose. Les happenings avaient un temps discontinu, deux, trois mois, six ans ; une seconde. Pas de public. Seulement des intervenants (only participation). Et c'est important, pas de références à la culture artistique. Pas de références à la musique, au théâtre, à la littérature." 1 Des caractéristiques énoncées par Kaprow, l'absence de public est fondamentale pour distinguer le happening de la performance. Au-delà d'une querelle sémantique, les deux pratiques ont des implications très différentes. La performance participe de l'événementiel, une donnée devenue incontournable dans la sphère de l'art contemporain. Visite de l'exposition et participation aux mondanités qui accompagnent son vernissage tendent à se confondre, et l'organisation d'une performance à cette occasion peut constituer un gage de succès. Au contraire du happening, le public est donc doublement convié (à un événement social, ainsi qu'à une "représentation" unique), et recruté dans la sphère artistique. Mais la conscience qu'ont les artistes de pouvoir, ou devoir, (faire) enregistrer leurs réalisations par nature éphémères - ne serait-ce que pour disposer d'une pièce susceptible d'être commercialisée -, rend parfois indéfinissables les frontières entre art vidéo et performance. Ainsi que le souligne Jacques Donguy, citant Bruce Kurtz, le lien étroit entre les deux pratiques a été relevé dès le début des années septante : "The earliest stimulation for video activity came not from film but from happenings, performances, dance, theater, music, and painting (...)" 2. Les rapports ne furent pas toujours faciles. Citant "Mirror Check" (1970), une œuvre emblématique de Joan Jonas où l'artiste, nue, s'examine avec un petit miroir, Kurtz déclare apprécier la performance autant qu'il rejette la vidéo, jugée "inefficace" (ineffective), car la mauvaise résolution de l'image ne permet pas de saisir les reflets dans la glace...

En 2005, l'exposition Néon Nord a présenté, avec l'intervention de Karine Marenne, un exemple des relations complexes qui peuvent se tisser entre vidéo et performance. A l'occasion de l'inauguration, l'artiste convie deux danseurs de tango à exécuter une chorégraphie dans la gare du Nord, au son de la musique de Mathieu Ha. Les mêmes tangoleros apparaissent dans une installation vidéo présentée par Karine Marenne dans un autre lieu : il y a donc volonté d'en élargir le propos en donnant vie à ses protagonistes. Une deuxième vidéo est réalisée pour la performance et projetée derrière les danseurs - une foule anonyme de passants dans la gare, qui avance à reculons et au ralenti, comme portée par la musique ; la performance survit à travers cette vidéo qui en concentre l'essence, et non grâce à l'enregistrement - forcément réducteur - de l'événement lui-même. Montrée récemment dans un autre contexte (une vitrine des galeries Anspach) 3, avec une bande-son augmentée, elle constitue un prolongement de la performance dont elle conserve l'esprit. Le public est ici constitué des passants, tandis que la chorégraphie de Néon Nord visait une audience en partie ciblée, conviée pour l'occasion ; en partie seulement, car à côté des aficionados de vernissages, l'on trouvait toute la population de la rue d'Aerschot et des environs, qui n'avait pas forcément conscience de prendre part à la création d'une œuvre. Cette dichotomie entre public d'initiés et de profanes a son importance. Lorsqu'elle arpente les rues en quête de passants désireux de lui conter une histoire, Dominique Thirion, ainsi que le souligne Pierre-Olivier Rollin "fait du dialogue avec le spectateur l'objet et la finalité même de son travail." Il s'agit bien de performances, pour un public des plus restreints (le médium de l'œuvre en est aussi l'unique témoin), qui se retrouvent paradoxalement archivées via des livres, symboles culturels par excellence de pérennité. Les performances organisées récemment par Dominique Thirion dans le cadre du festival Recyclart - et dont il a déjà été question ici ("La danse des seins" ; "Le nombril du monde") -, visent par contre une très large audience, composée de spectateurs pleinement conscients de la dimension artistique de l'événement auquel ils assistent. La vidéo joue alors le rôle de simple constat, au contraire des livres qui sont des créations à part entière. C'est d'abord l'aspect festif et participatif qui intéresse l'artiste, qu'elle se mette en scène ou qu'elle prenne part à des performances organisées par d'autres. "Festif" est également un qualificatif qui sied au travail de Laone Dos Santos Lopes, essentiellement connu pour ses performances, bien qu'il mène également un travail de peintre. Pour Wonderland (galerie Aeroplastics, 2002), il filme une séance d'apprentissage de la révérence dans une salle de danse, et nous conte sa propre version de l'histoire d'Alice, à mi-chemin entre l'installation vidéo et la performance filmée.

LAONE DOS SANTOS LOPES, " AFTER CAGE ", ARTBRUSSELS 2006. PHOTO F. DE BRUYNE

Les performances de Laone Lopes dans l'espace public peuvent jouer sur l'effet de surprise, à l'image de celles d'Angel Vergara. Ce dernier intervient quasi exclusivement dans un contexte artistique : vernissages d'expositions, musées, biennales, etc. Compte tenu de l'engagement politique revendiqué par l'artiste, la vidéo sert à archiver l'événement, mais surtout, elle vise à démontrer la pertinence de ses actions. Ainsi, lorsqu'il se déguise suivant les pires stéréotypes racistes pour "Vlaams Black", c'est l'attitude du public qui confère son sens à la performance. La vidéo n'est plus simple constat mais devient subjective : elle permet de sélectionner les réactions qui viendront illustrer au mieux le propos de l'artiste. Très différent est l'usage qu'en fait Emilio Lopez-Menchero dans "Basket match - Strombeek" (2000), où l'artiste mime, seul, un match de basket sur un terrain extérieur, en adoptant différentes postures typiques, telle que lever les bras en signe de victoire, etc. Si l'on s'en tient à la définition de Kaprow, l'absence de public devrait résulter en la réalisation d'un happening ; mais la vidéo, qui procure à l'action un public par procuration, la transforme en performance. Les seuls vrais "spectateurs" de l'œuvre n'y prêtent naturellement aucune attention sur le moment même - à peine ont-ils, éventuellement, l'attention attirée par les gesticulations de ce quidam solitaire. Par contre, "Torero/Torpedo" qu'il réalise au SMAK en 2004 où, déguisé en torero sur un vélo dont le guidon est formé de deux cornes, il fonce à travers la foule d'un vernissage, constitue une performance à part entière : les images que l'on en conserve, fixes ou animées, s'apparentent davantage à des documents d'archives. Quant à "Trying To Be Balzac" (2003), s'il s'agit bien à l'origine d'une performance (l'artiste "mime" la statue de l'écrivain réalisée par Rodin), c'est l'image vidéo, noir et blanc de surcroît, qui lui confère la dimension sculpturale recherchée par l'artiste.
Contrairement au match de basket d'Emilio Lopez-Menchero, les actions de Messieurs Delmotte peuvent difficilement passer inaperçues dès lors qu'elles prennent place dans l'espace public. Mais lorsque l'artiste se jette sur un arbre, dans un étang, ou qu'il tente de piétiner des volatiles, les spectateurs ne sont pas conviés dans l'image. Ici aussi, la vidéo offre à ces actions un public par procuration, autant qu'elle fixe le moment où elles ont pris place. Messieurs Delmotte a par ailleurs développé un style de performance d'un genre très particulier, dont les spectateurs sont à la fois public et médium. Ainsi que l'invitation le stipulait en 2002 : "Ce samedi 26/1, dès l'après-midi, Messieurs Delmotte convie au théâtre Marni (25 rue Vergnies, 1050 Bruxelles) à un Thé dansant (Act IV), sorte d'Orchestral Multimédia Party, tout amateur qui, outre une participation variable aux frais, (ap)portera un objet à connotation féminine. Thé dansant tend à s'inscrire et se décliner en 10 actes tel un projet artistique à part entière".
Ainsi le statut de l'art vidéo se voit-il revisité par la performance, et réciproquement. "Autoportrait contre nature" (2001) de Michel François, présente l'artiste qui évolue lentement dans le champ de la caméra, fixée à sa verticale ; autour de lui, des bouteilles en verre tombent et se brisent à ses pieds, le frôlant parfois, sans qu'il n'y prête attention ou s'arrête de marcher. Dans cette performance vidéo, images et action sont indissolublement liées. Mais qu'en est-il de "Pavillon" (2002) ? Au centre de ce cube de verre de 2,5 mètres de côté, est posé un grand bloc de plasticine dont des morceaux semblent avoir été projetés rageusement sur les parois auxquelles ils adhèrent. Très sculpturale, la pièce évoque également le reliquat d'une action à laquelle le public n'aurait pas été convié.
Mais sans doute est-ce chez Eric Duyckaerts que vidéo et performance sont les plus indissolublement liées : à la fois médium, outil de communication et moyen d'archivage, la caméra joue dans ses "conférences/performances" un rôle fondamental, qui a trait à la nature de l'œuvre elle-même. Ainsi se met-il en scène dans les vidéos de la performance "Pour en finir avec la barre de Scheffer" (2002), usant des modèles et des constructions du discours scientifique. Eric Duyckaerts entretient par ailleurs des liens étroits avec le monde de la chorégraphie, comme en témoigne sa collaboration avec Jean Gaudin dans "L'argument de la diagonale" (2005). Pour terminer ce tour d'horizon forcément lacunaire, il convient d'évoquer entre les nouvelles technologies et la pratique de la performance une interaction grandissante, qui emprunte d'abord les voies de la muséologie. Ainsi que le souligne Howard Besser, "from a conservation perspective, electronic works have more characteristics in common with performance art, conceptual art, site-specific installations, and experimental art", ces "lointains cousins" 4 de l'art numérique comme les nomme Jon Ippolito. Dans une entité Wallonie-Bruxelles naguère stigmatisée comme "désert des arts électroniques" par Xavier Ess, les projets pluridisciplinaires tendent à se multiplier. Citons, parmi de nombreux autres, l'exemple de Florence Corin, invitée du festival Transnumériques 2005. Au départ de son installation vidéo "Aboulie", "basée sur la mémoire d'une phrase chorégraphique", l'artiste et Philippe Jelli ont créé à la Maison Folie de Mons, une "performance sonore et visuelle" dénommée "Abouli(v)e". Sur le site de Florence Corin, mutin.org, installations, webart, pièces sonores et performances sont étroitement liés. L'Internet n'est-il pas la dernière frontière de la performance ? "Human Factor" de Dora Garcia (également présenté à Transnumériques) est un projet basé sur une correspondance électronique durant trois mois avec des habitants de la ville espagnole de Terrassa qui servit de point de départ à la réalisation d'une série de performances dans l'espace public. Le site de l'artiste, où sont conservés tous les messages, est à la fois un exemple d'art Internet et le moyen d'archiver l'historique du projet. Performance et Internet sont appelés à se développer en parallèle. Ainsi que le préconisait l'artiste multimédia d'origine liégeoise Tamara Laï dès 1999 : "Entre Happening et Art Ephémère, des oeuvres transdisciplinaires pour expérimenter les relations virtuelles ; collaboratives et participatives, basées sur le principe de proximité à distance, espaces d'art en réseau ouverts à tous, un art sans frontières et hors du temps, où l'art est social et le social est art."

ERIC DUYCKAERTS, " THE DUMMY'S LESSON ", 2000, VIDEO, EN COLLABORATION AVEC JEAN-PIERRE KHAZEM. COURTESY GALERIE EMMANUEL PERROTIN.

1 - Entretien avec Jacques Donguy à Milan, 29/07/1991, publié sur le site Internet de celui-ci : "La performance comme catégorie artistique".
2 - Kurtz, Bruce, "Video is Being Invented", Arts magazine, vol. 47, no. 3, dec.-jan. 1973, cité sur www.experimentaltvcenter.org.
3 - Crossing Anspach, 8 au 28 avril 2006. Interventions de Sven Augustijnen, Edith Dekyndt, Messieurs Delmotte, Guillaume Ziccarelli, Patrick Guns, Xian Feng Liu, Karine Marenne, Xavier Pauwels.
4 - Howard Besser : Longevity of Electronic Art, communiqué dans le cadre de l'International Cultural Heritage Informatics Meeting, UCLA School of Education & Information Studies, 2001 (http://sunsite.berkeley.edu/Longevity - http://sunsite.berkeley.edu/Longevity). Jon Ippolito : The Museum of the Future : A Contradiction in Terms ?, 1998 (http://three.org/ippolito/home.html).

 

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