Ministère de la Communauté française de Belgique 


l'art même
# 31
 
 
Still performing
de la continuelle question de la dematérialisation de
l'objet d'art après les attitudes de la fin des années 1960
par Frédéric Maufras

La première édition d'une nouvelle biennale l'automne dernier à New York, Performa (laquelle investissait de nombreuses institutions locales dont le MOMA), une exposition assortie d'un colloque sur la documentation et la réactivation de pièces passées à la Kunsthalle Fridericianum de Kassel autour de Marina Abramovic1, comme de nombreux autres projets et un regain d'intérêt dans les pratiques menées par de jeunes artistes, marquent de manière générale la permanente actualité de la performance aujourd'hui. Et tout pousse à laisser entendre que plus précisément que de simples approches gestuelles immatérielles, il s'agirait de modalités qui ne vont pas sans rappeler ce que la critique new-yorkaise Lucy Lippard a pu dénommer, il y a plus de trente ans, la "dématérialisation de l'objet d'art" 2.

DAVID LAMELAS, " TIME PERFORMANCE ",
FRIEZE ART FAIR, LONDRES, 2005, COURTESY JAN MOT

À la fin des années soixante comme au début de la décennie 70, les pratiques performatives se déterminant comme une réponse à l'objet d'art matérialisé ne manquent en effet pas à l'appel. Qu'il s'agisse d'une manière de dépasser et/ou de critiquer la production d'objets, comme de vouloir rapprocher davantage par le geste l'art de la vie ou encore d'hybrider le champ des arts plastiques avec ceux du théâtre et de la danse, quoi qu'il en soit, la question, n'est pas celle de refuser la forme mais de la repenser. On pourrait alors reprendre les propos d'Allan Kaprow à propos de ses happenings : "La composition de matériaux, d'actions, d'images et de leurs espaces et durées devrait être entreprise autant que possible sans perspective artistique. Cette règle ne renvoie pas à une absence de forme, ce qui est impossible, elle signifie éviter les théories de la forme associées aux arts qui ont à voir avec une organisation per se, comme la technique sérielle, la symétrie dynamique, la forme du sonnet, etc." 3. Pour Kaprow, on connaît l'attaque portée au champ de l'art pour lui-même, cette forme devant être comparable à celle du jeu et du sport 4. Mais pour d'autres, il ne s'agit pas pour autant de critiquer la spécificité du champ artistique mais seulement de la redéfinir. Et des problématiques bien distinctes se retrouvent ainsi chez David Lamelas, Joan Jonas et Vito Acconci, parmi tant d'autres. La performance "Time" du premier (1970) poursuit ainsi ses recherches sur la dématérialisation de la sculpture (à commencer par celle qu'il pratiquait à ses débuts) et apparaît après sa "Projection" de 1967. Après avoir cherché à former des espaces-temps à l'aide de projecteurs de cinémas démédiatisés (ceux de "Projection" ne projettent aucune image, ils sont utilisés en tant qu'émetteurs de faisceaux lumineux), "Time" se présente comme un relais entre quinze personnes qui doivent se donner l'heure de l'une à l'autre. On pourrait alors parler de sculpture sociale, mais au sens où celle-ci remplace une matière par un rituel entre plusieurs individus, sans que cette relation interpersonnelle soit pour autant le principal sujet de la pièce. Et Joan Jonas avec "Oad Lau" et ses "Mirror Piece" (1970) explore une autre voie, celle d'intégrer des gestes relevant de la danse dans l'œuvre d'art.
On pourrait aussi citer la radicalité avec laquelle la dématérialisation fut menée par Acconci, en tant qu'attaque politique des plus virulentes contre l'institution artistique. Avec "Seedbed (Lit de semence)", performance réalisée quotidiennement pendant toute la durée d'une exposition à la Galerie Sonnabend de New York en 1972, c'est l'action de venir voir des objets dans un lieu d'art qui est raillée : dans la galerie vide les visiteurs ne peuvent entendre que les propos érotiques et les murmures de jouissance de l'artiste en train de se masturber sous le sol surélevé à cet effet, alors que dans une autre performance de 1970, "Proximity Piece", Acconci suivait les visiteurs d'un musée pour se coller à eux.
On connaît depuis le constat amer de l'artiste devenu architecte, revenu sur la manière dont cette critique s'est faite récupérer par le système marchand : "Beaucoup prétendent que ce que l'art des années soixante et soixante-dix a produit était juste, et que ce sont les années quatre-vingt qui ont perverti la situation du monde de l'art. (...) Le phénomène qui a permis au système marchand des galeries d'art de prendre le pas sur l'activité artistique elle-même, en fétichisant ses productions, n'est pas tombé du ciel. Il a au contraire été encouragé par nos propres conceptions. Nous avions la naïveté de penser que nos travaux s'inscriraient en faux face au système du marché de l'art et à ses logiques, alors que c'est l'inverse qui se produisait. (...) On se demandait même en toute candeur comment le circuit des galeries pouvait bien continuer d'exister, alors qu'il est parfaitement logique que les choses se soient passées ainsi. C'est par nos actes que nous leur avons permis de prospérer. Tel galeriste appelait en disant : 'Nous avons besoin de documentation pour telle ou telle pièce'. Et nous fournissions la documentation requise" déclarait-il récemment dans un entretien avec Yvonne Rainer et Christophe Wavelet 5.

JOAN JONAS : PERFORMANCE, " MIRROR PIECE II ", EMANU-EL YMHA, NEW YORK, U.S.A., 1970,
COURTESY JOAN JONAS ET YVON LAMBERT PARIS-NEW YORK, PHOTO : P. MOORE.

Mais il n'y a rien d'étonnant à ce qu'une telle radicalité se soit retrouvée dans certaines pratiques de la scène moscovite des années 1990, notamment celles menées dans le lieu alternatif qu'Avdei Ter-Oganyan avait ouvert dans la capitale russe de 1991 à 1993, Tryokhprudny Lane, où se réalisèrent de nombreuses performances iconoclastes. Ce qui n'est pas un vain mot, tant la plus connue de cet artiste, désormais contraint à l'exil pour fuir la condamnation pénale qui s'en est suivie, était de détruire de fausses icônes orthodoxes. Alors que la tradition de l'extrême matérialité était sur le point de perdurer dans l'art russe (en pleine transition du réalisme socialiste monumental à l'art néo-kitsch adulé par les collectionneurs et les commanditaires de la nouvelle Russie), la destruction d'œuvres d'art comme, plus généralement, les stratégies de dématérialisation prenaient sens comme réaction à cette situation.
Et si aujourd'hui de jeunes artistes continuent à agiter d'autres stratégies de dématérialisation, la question n'est pas tant celle d'y voir un processus qui, pétri de pensée hégélienne de l'Histoire, irait à son terme 6, mais celui de réagir au contexte actuel par la critique. Ainsi, pour prendre trois exemples singuliers, certains travaux de Tino Sehgal, Patrick Bernier & Olive Martin et Benoît Maire, même s'ils ne se revendiquent pas de la performance stricto sensu, jouent avec dans la logique précitée. Les sculptures corporelles du premier proposent un contre-point jouissif et caustique aux approches d'art politique qui, en dépit d'un message des plus univoques et affirmés, ne rechignent pas à créer des environnements matérialistes monumentaux. Dans une pièce comme "This is so Contemporary" (montrée au pavillon allemand à la dernière Biennale de Venise et précédemment à Paris, dans les espaces temporaires de l'Arc au Couvent des Cordeliers), la mise en scène est vertigineuse dans sa puissance symbolique : des danseurs vont et viennent pendant toute la durée de l'exposition, scandant le titre de la pièce autour des visiteurs. Et si Sehgal refuse la trace plastique pour n'utiliser que les médias de la danse et du chant, c'est pour critiquer la production de biens matériels basée sur une économie de croissance qui, selon lui, n'a plus lieu d'être dans une société des objets. L'approche de Patrick Bernier & Olive Martin est assez similaire lorsque ceux-ci demandent à des conteurs de narrer leurs expériences artistiques et politiques, lesquelles évoluent autour des frontières entre nouveaux médias, exposition traditionnelle et engagement au coté des immigrés clandestins. Dans "Conte pour une jurisprudence", un texte de fiction écrit à la suite de l'impossibilité (signifiée par les autorités britanniques) de travailler avec un interprète africain dans une galerie londonienne, Bernier en appelle même à un boycott des pays qui refusent leur territoire à certains immigrants. Et à la transmission des œuvres d'art, comme des savoirs scientifiques, sous la forme de performances et de récits menés par des "passeurs" 7. Cette forme du conte-performance conceptuel en est même érigée comme une modalité artistique en phase avec le sujet traité tout en étant politiquement efficace. Dans les deux cas, chez Sehgal comme chez Bernier & Martin, ces rituels ne peuvent être documentés, ce qui redonne sens à la singularité de l'œuvre d'art, laquelle ne pouvant être perçue que lors de son évanescente exposition. Mais si ces artistes répondent (à leur insu) au dilemme exposé par Vito Acconci (des documents sur les travaux susmentionnés ne pouvant être vendus à des collectionneurs privés ou à des institutions), il ne s'agit pas pour autant d'attaquer le système économique de l'art qu'ils ne refusent pas frontalement. La question est plutôt celle de trouver une forme, même dématérialisée, en adéquation avec leurs positionnements respectifs. Autre époque que celle des avant-gardes des années soixante et soixante-dix, autre fonctionnement, tel celui des conférences de Benoît Maire. La plus connue, "New Chaotic Idealism" (présentée à l'ICA de Londres au printemps 2005), met en scène un long cheminement poético-théorique articulé en chapitres où un parallèle est dressé entre l'écran plat et le monochrome pictural, vus comme deux faces d'un nouvel idéalisme. À la difficulté de produire un travail matériel, répond ce texte déclamé comme une performance aux inflexions ironiquement liturgiques. Dans tous les cas, ce sont bien les certitudes théoriques et plastiques qui sont désintégrées, loin des prescriptions matérialistes et socialisantes qui ont pu être déversées en Europe de l'Ouest depuis la seconde partie des années 1990.

JOAN JONAS : PERFORMANCE, " MIRROR PIECE II ", EMANU-EL YMHA, NEW YORK, U.S.A., 1970,
COURTESY JOAN JONAS ET YVON LAMBERT PARIS-NEW YORK, PHOTO : P. MOORE.

Ces problématiques de dématérialisation de l'objet d'art prennent encore toute leur actualité quand elles empruntent une forme artistique convaincante. Leur existence ne signifie pas pour autant l'impossibilité d'utiliser d'autres supports formels que les leurs (il serait sans doute tout autant paradoxal de rejeter des pratiques immatérielles parce qu'elles seraient construites sur le vide que de continuer à croire que la peinture est devenue obsolète après le ready-made), ces recherches en cours nous signalent qu'il n'y a pas vraiment de légèreté envisageable en art. C'est qu'en effet, quel que puisse être le médium choisi, les décisions de forme, quand elles relèvent d'une nécessité intrinsèque, ont avant tout valeur d'engagement.

1 - "Marina Abramovic - Seven Easy Pieces" s'est tenue du 6 au 14 mai dernier et le colloque, "How to perform ? - Re-enactment and documentation in performance art ", le 6 mai.
2 - Lucy R. Lippard et John Chandler, "The Dematerialization of Art", Art International, février 1968. Voir aussi Lucy Lippard, Six Years : The Dematerialization of the art object from 1966 to 1972, Berkeley-Los Angeles, University of California Press, 1973.
3 - Allan Kaprow, "The Happenings Are Dead : Long Live the Happenings" (1966), in Essays on the Blurring of Art and Life (ed. Jeff Kelley), Berkeley-Los Angeles, Unviversity of California Press, 1993.
4 - Ibid.
5 - "Entretien avec Vito Acconci et Yvonne Rainer, réalisé par Christophe Wavelet. Acconci Studio, Brooklyn, 24 août 2003", in Catalogue Vito Hannibal Acconci Studio, Nantes-Barcelone, Musée des Beaux-Arts de Nantes et MACBA, 2004, p.37.
6 - À ce sujet, voir notamment "Une Histoire de la performance en 20 minutes" de Guillaume Désanges, Trouble n°5, printemps-été 2005. Ou la tentative de relire l'historicité de la performance sur un mode ironico-historiciste.
7 - "Conte pour une jurisprudence" a été publié dans le numéro 53 de la revue canadienne Esse et dans le recueil Logs. Micro-fondements d'émancipation sociale et artistique, Maisons-Alfort, Éditions Ère, 2005.

 

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