Ministère de la Communauté française de Belgique 


l'art même
# 31
 
 
Performance : la face à peine cachée de la religiosité désacralisée
par Paul Ardenne

Daniel Sibony, psychanalyste : "Tous les artistes sont uniques ; pourtant, tous semblent avoir le même enjeu : produire le point de rencontre entre ce qu'ils aiment et ce qu'un public peut aimer ; rencontre de deux narcissismes, celui de l'artiste et celui de qui regarde; le point où ces deux amours-de-soi peuvent se mêler, se toucher. 1 "

Aucune pratique artistique, mieux que la performance, n'avoue le narcissisme fondateur de l'art, ou, plus exactement, le "transnarcissisme" qui en régule l'économie. L'artiste agit toujours en demande de reconnaissance, et en manque d'amour. Quant au public, s'il adhère à l'offre de l'artiste, c'est à toutes fins d'être reconnu par ce dernier, à la fois valorisé et intronisé, grandi par son introduction dans la sphère hautement symbolique de l'art. L'avantage de la performance, par rapport à toute autre forme d'expression artistique, c'est le raccourci qu'elle consacre. Le transit narcissique, dans son cas, est vécu au contact, en direct, sans l'ordinaire intermédiaire de l'œuvre d'art.

Ecclésia, excès, "corpopoétique"
Nulle interposition, en effet. D'essence scénique, la performance - dite encore, selon les traditions ou les usages locaux, art "performatif", "art action", art d'"attitude" ou "manœuvre" - est une formule théâtrale, où l'artiste d'abord se "voit" (la racine étymologique, en grec, du terme "théâtre"). La confrontation directe avec le public est la garantie d'un échange concret, sans barrière, sans délai non plus, au sein d'un espace-temps fusionné de la poétique et de l'esthétique. La création et sa réception, dans un rapport instantané, y trouvant même à l'occasion cette opportunité : évoluer l'une en fonction de l'autre, muter, se corriger respectivement.
L'analogie avec l'office religieux, autant qu'avec le théâtre, est implicite. Un officiant, l'artiste, une assemblée de fidèles, le public, se sont rassemblés. Leur sujet de préoccupation, l'art, a, tout comme la religion, vocation au salut, à la médication de l'âme, à la régénération. L'officiant qu'est l'artiste, pour son public, ne réalise jamais un tour de piste stérile. L'histoire de la performance, à cet égard, nous enseigne combien celle-ci voit au contraire l'artiste s'en saisir pour se livrer le plus clair du temps à un jeu cathartique intense, le portant à ses propres limites, des limites parfois transgressées sur scène ou en tout autre lieu choisi pour l'expression (la rue, fréquemment, ou de plus en plus les grandes manifestations culturelles, en général dotées d'un volet "Performances"). Les exemples de cette qualification à dessein excessive de la performance forment pléthore, et qui en doute consultera avec fruit les inventaires précis et encyclopédiques, devenus des classiques, dressés notamment par Richard Martel ou Arnaud Labelle-Rojoux 2. Philippe Stelarc, rejouant le rituel de suspension indien de l'O-kee-pa, se suspend nu au-dessus d'une rue new-yorkaise, des crochets de boucherie passés sous sa peau. Serge III Oldenburg, lors d'un festival parisien de la Libre expression, expérimente la roulette russe devant quatre cents personnes. Gunter Brus, Otto Muehl, à Vienne, brisent en public tabous et interdits liés à la sexualité et à la pudeur corporelle. Marina Abramovic, livrant son corps à l'assistance, se laisse toucher au risque de l'agression violente, etc. La performance est libératrice, désinhibitrice. On y dénoue traumatismes et défaites. On y fera valoir une capacité de résistance ou de révolte. On y démultiplie le potentiel du corps à l'épanchement, à l'arrachement. Art "corpopoétique" par excellence, dont l'artiste sinon son public attendent une rémission, un allègement de l'oppression, une suspension de la douleur, de la difficulté ou de l'étouffoir d'exister.

GÜNTHER BRUS, " ZERREIS SPROBE ", MUNICH, 1970,
COURTESY GALERIE STADLER, PHOTO : K. ESCHER,
IN A. LABELLE-ROJOUX, " L'ACTE POUR L'ART ",
LES EDITEURS EVIDANT, 1988

"Extimité", frustration
Le territoire physique de la performance est, avant tout autre, le corps, le corps même du performer. Toute performance est une aventure de la corporéité privée, serait-elle livrée en pâture au public. On pourra parler, la concernant, d'"extimité", par opposition à l'"intimité". Ce qui d'ordinaire demeure privé est, là, donné à voir, livré à la connaissance d'autrui, révélé comme on révélerait un secret de famille. Ce coming out de la corporéité intime définit et délimite la singulière "géographie" de la performance. Celle-ci, sans doute, se signale par le resserrement : le performer se concentre et se recentre sur son corps, premier lieu d'expérience de toute vie propre et de toute socialité. Tout autant, cette "géographie" se signalera par l'expansion : le corps du performer se répand, il occupe l'espace public au nom de l'espace privé, il s'arroge le droit de se constituer comme territoire corporel envahissant, indu mais légitime.
Cette manière aiguë de faire valoir le corps - une co-présence non négociée, non programmée ou non attendue, finalement autoritaire - en dit long sur les limites mises dans les faits à l'expression libre, l'environnement du performer serait-il celui de la démocratie. Non démentie depuis les premières performances futuristes du début du XXe siècle, la profusion de l'"extimité" dont font état la performance et son extraordinaire et permanente fécondité décline en fait la frustration, plus que l'accomplissement. Au vrai, le corps accompli n'a plus besoin de la performance, pas plus d'ailleurs qu'il n'a besoin de l'art. La richesse de la performance comme genre, à cet égard, est indissociable de la perpétuation de la conscience malheureuse et d'un sentiment décidément durable, celui du narcissisme non comblé. Le monde, le réel, la liberté qui nous est consentie par les appareils d'État ne sont-ils pas à notre convenance ? Heureusement, il reste la performance, qui libère et nous allège, au moins symboliquement.

Auto-ritualisations
Ce qui ne manque pas de frapper l'historien de l'art, concernant la performance, c'est tout à la fois la rapidité de sa constitution comme genre, sa permanence (sa cote n'a jamais faibli, même une fois passées les grandes heures des années 1950 et 1960), la nature même de sa pratique, à la fois répétitive et peu innovante.
Dans un compte-rendu récent consacré à un festival de performances asiatiques dont il a été le témoin, le performer et historien de l'art Alain-Martin Richard s'étonne 3. Il avoue s'être attendu à des spécificités locales, de même qu'on ne peindrait pas par exemple de la même façon à New York et à Bangkok, pour des raisons de culture vernaculaire, d'usage, de demande, etc. Mais non. En tous points, les performances réalisées en Asie auxquelles assiste Alain-Martin Richard se conforment à un modèle d'expression qui est depuis le début celui de la performance, où qu'elle se donne cours. Même théâtralisation outrée, même intensité psychologique du jeu, même volonté démonstrative, même exhibitionnisme scénique. Jusqu'aux thèmes abordés, tournant pour l'essentiel autour de la question de la position du corps - position physique, sociale, culturelle, mentale -, faisant état d'une correspondance naturelle, sinon d'une homothétie pure et simple.
Ces critères de continuité et d'invariance, sans trop tirer sur la corde de l'analogie, autorisent à établir un parallèle entre performance et rituel. Le rituel, dans la pratique religieuse, c'est cet acte à vocation sotériologique que l'on répète ad infinitum, et auquel on ne saurait rien changer : le rituel, en effet, émane du dogme religieux, ou d'un usage sacralisé du geste. Tout ce que la performance vient ritualiser de la vie, sans doute, n'est pas uniforme : ni d'une performance à l'autre, ni d'un performer au regard d'un autre. Cette donnée de différenciation, ceci posé, n'enlève rien au caractère rituel de la performance, celle-ci serait-elle le lieu d'expression d'une infinité de rituels. C'est là le signe, en effet, de l'existence d'une nouvelle religion, celle du corps privé (le credo individualiste du "Moi d'abord"). De cette nouvelle religion sans autre dieu que le moi, se dégagent naturellement de nouvelles pratiques crypto-religieuses, pratiques en l'occurrence propres à l'ère de la désacralisation inaugurée à large échelle par la modernité : pour l'occasion, des mises en scène du moi venant qualifier les rituels du corps d'aujourd'hui, un corps, on le sait, tout à la fois en charge de se constituer comme figure, comme histoire et comme destin. - Figure, histoire et destin, très exactement ce que nous offraient les anciennes religions, au temps de leur éminence symbolique.
Réponse individualisée à la massification (pouvoir dire "J'existe" et le montrer), la performance est tout autant l'art par excellence de l'ère individualiste désacralisée, à présent que chacun d'entre nous est devenu Dieu et peut revendiquer de l'être.

1 - Daniel Sibony, Création. Essai sur l'art contemporain, Paris, Seuil, 2005, p. 5.
2 - On citera en particulier les deux ouvrages suivants : Arnaud Labelle-Rojoux, l'Acte pour l'art (édition revue et augmentée), Paris, Al Dante, 2004 ; Richard Martel, dir., Art Action 1958-1998, Québec, éditions Intervention, 2001.
3 - Alain-Martin Richard, "Définir la performance asiatique", in Performances asiatiques - From Asia, publication Inter-Le Lieu, Québec, 1998, non paginé.

 

| Accueil | Sommaire n°31 |