Ministère de la Communauté française de Belgique 


l'art même
# 31
 
 
Trouble #2 : visions claires d'une certaine performance
Propos recueillis par Emmanuel Lambion

Deuxième volet de Trouble aux Halles de Schaerbeek du 19 au 23 avril dernier... A cette occasion, quelques jours avant le début de ce mini-marathon de la performance, nous rencontrions Antoine Pickels, co-concepteur et programmateur de Trouble dont le premier volet s'était déroulé cet automne. Au programme, cette fois-ci, en cinq jours de programmation, une quinzaine de propositions, mêlant créations et pièces d'accueil, inédites en Belgique, des figures bien connues de notre scène artistique côtoyant des performeurs venus des quatre coins de la planète, tels le flamboyant Steven Cohen d'Afrique du Sud, l'Allemand Jörg Müller ou encore le Chinois Wen Lee. Des pièces tous formats, aussi (la plus courte durant 5 secondes, la plus longue, créée par Black Market International s'étalant une après-midi entière pendant près de 6 heures), au caractère tour à tour intimiste et spectaculaire, investissant l'ensemble des salles et recoins des Halles mais essaimant également dans d'autres lieux de la commune (Maison des Arts, Neptunium).

SYLVIE & ANNA : AFFICHE GENERIQUE. © G. DI BELLA

l'art même : Comment est né Trouble ? Qu'est-ce qui vous a conduit à articuler ce concept ?
Antoine Pickels : Au départ un constat, celui d'une pratique revitalisée, qui, au-delà de l'effet de mode, s'impose comme une nécessité pour de nombreux artistes, celle de la performance comme une forme d'art au croisement des arts de la scène, de la danse et des arts plastiques. Face à cette réalité, l'absence de lieu spécifique, en Belgique, lieu physique ou mental, pour accueillir cette forme particulière d'expression artistique. Trouble est donc né comme le volet belge d'Un espace pour la performance, un projet collectif européen soutenu par le programme Culture 2000 de l'Union européenne, en partenariat avec National Review of Live Art, de Glasgow, une référence en la matière, le plus ancien festival consacré à la performance, et le laboratoire créatif lyonnais Les Subsistances qui organisera en juin de cette année Les Intranquilles. C'est donc finalement en quatre chapitres distincts, conservant chacun leur identité et leur spécificité, que le projet se sera articulé pour la saison 2005-2006 : Bruxelles l'automne dernier, avec Trouble #1, Glasgow ensuite, de nouveau Bruxelles, pour ensuite se clôturer à Lyon. This is just not another network of festivals : nous ne nous voyons pas comme des marchands d'esclaves, baladant nos artistes d'un pays à l'autre. L'idée est réellement d'ancrer la pratique et l'accueil des artistes performeurs dans des lieux et des environnements spécifiques, de leur offrir un espace économique, des facilités techniques et un relais médiatique, mais aussi de jouer un rôle actif dans la production de nouvelles pièces (ce sera notamment le cas dans Trouble #2 pour les performances spécifiques que créeront Angel Vergara et Gwendoline Robin), de contribuer à susciter une culture de la performance et de développer un espace public de réflexion autour de cette pratique. C'est en ce sens notamment que j'ai invité Christopher Hewitt qui avec "the Performance Art Jukebox" proposera au public de se plonger dans sa propre collection, "Ad libitum", soit des centaines d'extraits de vidéos, "historiques" ou plus actuels, de 1960 à nos jours, agrémentés d'une brève présentation explicative de Christopher.

Un espace pour la performance 2005-2006 est donc un projet-pilote ?
Oui, tout à fait et nous sommes actuellement à la recherche de nouveaux partenaires dans d'autres pays européens afin d'élargir le réseau : Pologne, Espagne, Slovénie peut-être.

Et son nom évocateur : Trouble, le trouble généré et assumé de la performance comme discipline per se du trouble disciplinaire, le champ de la transgression des limites spatiales, corporelles et morales...
Oui, il y a de cela. Trouble comme un vocable aussi, surtout dans le monde anglo-saxon, qui porte en soi la dualité sémantique de l'idée de problématique et de difficulté ("I'm in trouble") avec celle de confusion, de transgression et de libération, de perte de repères que l'on retrouve aussi en français.

Un autre choix de positionnement se retrouve dans l'utilisation du propre terme de "performance", par rapport aux autres appellations de "happening", "body art", chacune suggérant une approche et des nuances spécifiques... Happening a une résonance chronologique, événementielle, body art porte évidemment une résonance instrumentale quant au medium d'expression, performance fait sens tant en français qu'en anglais, mais sans doute de façon légèrement distincte : il est sans doute plus neutre en anglais vu que ce terme, synonyme de représentation, ne contient pas nécessairement l'idée de résultat et de dépassement tel que suggéré en français...
Oui, performance marche dans la plupart des langues européennes, c'est sans doute le vocable trans-linguistique le plus neutre actuellement, même si l'appellation qui se renforce dans le monde anglo-saxon est celle de Life art.

Life art, moins restrictif sémantiquement que body art et convoquant simultanément la présence participative et réactive du public comme acteur de la performance, aux côtés des performeurs... En marge du caractère évolutif, révélateur et historique de la terminologie, ne se dessinerait-il pas une évolution fondamentale dans le rapport que les artistes peuvent désormais entretenir avec la performance, relativement à la question de la trace... Alors que dans les années 60, la plupart des performances se vivaient dans l'instantanéité de l'événement et ne pouvaient se survivre que de façon fragmentaire par des enregistrements photographiques et/ou sonores, le rapport est aujourd'hui radicalement modifié par l'évolution technologique et les possibilités d'inscription mnémonique et de re-élaboration subséquente qu'elle offre ? En d'autres termes, l'ère numérique n'amoindrirait-elle pas le sentiment d'irréversibilité et d'unicité de l'acte performatif dans le chef même des performeurs ? Ne pensez-vous pas, surtout dans les performances à orientation plastique, que tout cela ne mène à une espèce d'inversion des rapports entre performance et trace dérivée ? Cette dernière ne prend-t-elle pas définitivement le pas sur l'acte performatif lui-même ?
Je ne pense pas. Du moins en ce qui concerne la filière de performances auxquelles nous offrons une plate-forme aux Halles dans le cadre de Trouble. Ce qui me frappe chez tous ces artistes qui vont émailler le festival de leurs interventions c'est justement l'extrême générosité de leur acte, la mise en danger, souvent au sens véritable et littéral du terme, à laquelle ils s'exposent. Ils se mettent à nu bien souvent, au propre comme au figuré, en toute intégrité. Mais peut-être convient-il effectivement d'opérer un distinguo entre deux filières d'actes performatifs, entre ceux qui s'enracinent davantage dans la tradition des arts plastiques et ceux qui se réclament plus ouvertement d'une parenté avec les arts de la scène... A la durée et à la progressivité du travail de gestation, succède l'instantané de la performance finale appréhendée comme l'aboutissement du processus ou, au contraire, comme une simple étape de concrétisation préalable à une ré-élaboration subséquente. Cette question de la trace sera notamment développée par Christopher Hewitt dans la conférence-débat The Action of Documentation qu'il animera le samedi 22 avril. Cela dit, un certain nombre de performeurs-plasticiens s'attachent au caractère éphémère, insaisissable de la performance. Le cas extrême étant sans doute celui d'un Tino Sehgal qui, en refusant toute forme de transcription ou d'inscription de ses actions-performances, revendique délibérément la faculté de s'inscrire dans l'inconscient collectif au travers de la mémoire protéiforme et mouvante des spectateurs... Agir sur l'inconscient collectif par la rumeur...

SILKE MANSHOLD, " DIE GEHANGTE ". © BILLY COWIE

Festival international pour une forme d'expression artistique au caractère d'emblée trans-national dans la mesure même où son support premier et privilégié reste le corps de l'homme, dans toute l'immédiateté de son expressivité, en-deçà ou au-delà de ces langues et codes idiomatiques qui nous séparent les uns des autres... Ne croyez-vous pas que le terrain soit ici fertile en Belgique ? Je pense notamment à la conférence-spectacle de Juan d'Oultremont et Alain Géronnez qui, sur votre invitation, à la Bellone, avaient livré leur vision performative d'une histoire de la performance, émaillée bien entendu d'exemples "belges" : A coup d'exemples tels que VDB scénarisant son propre enlèvement ou Nols faisant du Broodthaers quand il organise sa joyeuse entrée à Schaerbeek à dos de chameau, ils suggèrent que l'amour de la performance en Belgique est tel qu'il s'inscrit même dans sa vie politique, comme une sorte de no man's land de l'au-delà du discours. Exemple parodique mais qui touche sans doute au fondement et au noyau irréductible des clichés sur la "belgitude"... Dans notre distance naturelle et historique aux codes, linguistiques et autres d'ailleurs, on se situerait volontiers dans cet espace interstitiel, ce champ liminal que représente en arts plastiques la performance... Un peu comme, en arts de la scène, la danse s'est chez nous progressivement, de façon organique et protéiforme, imposée par rapport à la tradition plus structurée du théâtre classique...
Le débat est vaste, c'est une évolution générale, "historique" que l'on peut observer à l'échelle internationale, mais qui assume sans doute une résonance spécifique chez nous. Je ne pense pas néanmoins que l'on puisse ni doive réduire l'art produit en Belgique, et singulièrement la performance, à cette dimension ironique et distanciée. La "belgitude" est un cliché tenace, mais elle ne recouvre pas toutes les démarches, loin s'en faut. Je voudrais peut-être revenir à cette question des limites du genre, dans le dépassement sans cesse renouvelé de ces dernières qui en assure la meilleure spécificité : comme vous le suggérez, parler des limites du genre, c'est surtout dire que la performance est un lieu de rencontres et d'affrontements, à la croisée de disciplines et de traditions distinctes, jouant sur l'espace interstitiel, un lieu de perversion des codes figés, un espace de liberté étroitement lié à la nécessité intime et incontournable des performeurs de se produire et de se raconter dans leur chair et par leur propre corps, à leurs risques et dépens...

Les Halles de Schaerbeek
Rue Royale Ste Marie 22b, 1030 Bruxelles
T +32 (0)2 218 21 07 - info@halles.be - www.halles.be

 

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