Ministère de la Communauté française de Belgique 


l'art même
# 15
 
 
ARRACHER L'ART À LUI-MÊME: L'ART DE L'ESSAI
STEPHEN WRIGHT 1
 

IMAGINONS UN COLLOQUE, D'AILLEURS PAS SI IMAGINAIRE, DANS LEQUEL LES PARTICIPANTS, FAISANT RÉFÉRENCE À DES ACTIVITÉS DE PLUS EN PLUS IMPROBABLES, DES PHÉNOMÈNES TOUJOURS PLUS INCONGRUS, SURENCHÉRISSENT: CECI PEUT-IL ÊTRE DE L'ART? ET CELA? ON TROUVE UNE VARIATION THÉOLOGIQUE SUR CE THÈME DANS LA ROUTE DES INDES DU ROMANCIER ET ESSAYISTE E.M. FORSTER, LES MISSIONNAIRES S'EMBROUILLANT DANS UN DÉBAT SUR LES LIMITES DE L'HOSPITALITÉ DIVINE DANS LES DEMEURES DE DIEU. POURQUOI S'ARRÊTERAIT-ELLE AUX SEULS ÊTRES HUMAINS? NE PEUT-IL Y AVOIR UNE DEMEURE POUR LES SINGES?

" Le vieux Mr Graysford disait non, mais le jeune Mr Sorley, qui était avancé, disait oui. […] Et les chacals? Les chacals étaient, en vérité, moins chers à l'esprit de Mr Sorley, mais il admettait que la bonté de Dieu étant infinie, elle pouvait s'étendre à tous les mammifères. Et les guêpes? Il ne se sentait pas très bien au cours de la descente vers les guêpes et fut prêt à changer de conversation. Et les oranges? les cactus, les cristaux, la boue? et le microbe qui habite Mr Sorley? Non, non, c'est aller trop loin. Nous devons exclure quelqu'un de notre choix, sans quoi nous serons laissés sans rien. "

 

C'est ainsi, pour mettre fin à la glissade des valeurs, qu'on transforme l'arbitraire en conventions qui finissent par s'ériger en normes. Mais la contestation des normes, ou plus exactement, la mise à l'épreuve de l'éventail de nos attentes, souvent par l'accomplissement des gestes irréversibles, est un vecteur important de l'art moderne et contemporain, qui se détermine à l'aune de ruptures, de réactions et d'innovations. La circonférence d'inclusion ne cessant de s'étendre, force est bien de reconnaître que les critères ne sont plus à chercher dans la notion, même élargie, de plasticité, mais dans l'espace public à l'angle droit, pour ainsi dire, de la surface des propositions artistiques. C'est parce que l'essai sur l'art infléchit sur l'éclosion des propositions d'artistes en aidant à déterminer cet espace, qu'il peut nous aider à reformuler le dilemme du jeune Mr Sorley.

Or maintenant que l'art a perdu son évidence, qu'il se montre rétif à toute tentative de redéfinition de ce qu'il est, qu'il ne s'incarne plus en œuvres d'art achevées mais se veut repérable comme processus, la question
la plus pressante paraît moins ontologique: "qu'est-ce que l'art?", que pragmatique:
"à quoi ça sert?". Question qui interroge la valeur de l'art pour la vie, c'est-à-dire sa valeur d'usage - à condition d'entendre par "usage" la manière dont l'art passe du commun au propre et du propre au commun. Autrement dit - se contentant provisoirement d'une définition implicite de l'art: y a-t-il une fonction réflexive et expressive qui s'accomplit dans tout ce qui relève de l'art, et nulle part ailleurs?

- Oui, diront les uns, puisque l'art est une pratique autonome, un mode de production de sens, de connaissances et de formes symboliques, irréductible à tout autre discipline. C'est un mode de penser incarné - un penser qui ne "cogite" pas -, qui ne se laisse appréhender que par une attention proprement artistique ou en respectant la rationalité qui lui est spécifique.

- Pas du tout, répliqueront les autres, d'ailleurs c'est méconnaître les enjeux de l'art d'aujourd'hui que de revendiquer une compartimentation coupant l'art de la vie - le coupant, autrement dit, du vaste champ d'interrogations qui l'animent. L'idée reçue selon laquelle l'art est une pratique spécifique et autonome, si elle est intrinsèque à l'esthétique kantienne et à la vision muséale de l'art qu'elle autorise, reste inopérante face à l'art qui se fait. Certes l'art a une histoire; mais il est loin d'être la seule activité à même de procurer aux praticiens comme aux publics une véritable expérience esthétique, ou de donner lieu à une réflexion sérieuse et heuristique.

On a souvent évoqué le mouvement mimétique - "hérétique", dira Adorno - par lequel l'essai sur l'art s'affranchit du système conceptuel pour s'aliéner en son objet, dont il est censé déployer la vérité. Puisque l'art n'est pour l'essayiste qu'un tremplin à sa démarche questionnante, l'aliénation est peut-être plutôt feinte que réelle. En tout cas, l'attitude de l'essayiste est ironique de part en part : ironique, et à l'égard de l'objet qu'il prétend expliquer, et à l'égard de lui-même. L'essai, affirme le jeune Lukacs, "parle toujours des questions ultimes de la vie, mais toujours sur un ton laissant croire qu'il ne s'agit que de tableaux et de livres… et qu'il s'agit non pas de leur essence la plus profonde, mais seulement d'une belle et inutile surface." En sécrétant une interprétation, l'essai convertit-il ladite inutilité de l'art en quelque chose d'utile? Toujours est-il que ce mouvement, où tout concourt vers l'objet - dont l'essai dépend -, tend à tout ramener à l'art. Il est, en effet, proprement sidérant de constater le déploiement massif et proliférant de connaissances qui sont mobilisées à la seule intention de l'art - preuve, entre autres, que l'art contemporain, sans doute parce qu'il relève toujours d'autre chose que de l'art, constitue un terrain extraordinairement fécond pour l'exercice de la pensée essayiste.

Jacques Serrano, en créant le Forum de l'essai sur l'art, et antérieurement Rencontres Place Publique, a réussi à faire émerger et reconnaître l'essai sur l'art comme genre qui s'ignorait; mais il s'attachait, avant tout, et à l'insu de beaucoup, à interroger voire à révéler une autre fonction, un autre statut de l'artiste. Il n'affirme pas, par exemple, que l'essai relève de l'art. Ou plutôt, il se demande à quel titre l'essai ne relèverait pas de l'art ; et à l'instar de l'essai, en quoi toute une gamme d'activités humaines extra-ordinaires ne pourraient être considérées comme relevant de l'art, comme l'œuvre d'"artistes" fort peu préoccupés à en revendiquer le statut. Ou en tout cas comme des événements qui répondent à nos attentes de l'art dans un autre champ d'activité.

Les grands essayistes du XXe siècle formulaient des attentes souvent exorbitantes à l'égard de l'art, pensant l'œuvre comme le dernier sanctuaire du sens absent de l'Histoire; de sa précarité même, l'œuvre tirerait sa toute-puissance. C'est sans doute un reste perverti de ces esthétiques emphatiques qui a poussé un ministre de la Culture à déclarer, il y a quelques années, qu'il comptait sur les artistes "pour éteindre les incendies dans les banlieues". Pour sa part, Jacques Serrano spécule que "les pompiers (firefighters) sont peut-être des artistes aujourd'hui, mais ni vous ni moi… ni eux ne le savent." Il ne s'agit certes pas de confondre l'art avec la vie; mais il ne s'agit pas non plus de le confondre avec… l'art seul. L'essai a toujours pour ambition d'arracher l'art à lui-même, en montrant la pertinence de l'art pour la vie, en considérant la vie comme l'élément le plus pertinent de l'art.

 

 

Du 2 au 5 mai 2002, se tient au Palais de Tokyo (Paris) la quatrième édition du Forum International de l'Essai sur l'Art. Conçue en 1998 par Jacques Serrano, cette manifestation publique se veut le rendez-vous international des auteurs, des éditeurs, des directeurs de collections et des rédacteurs en chef de revues accordant à l'essai sur l'art une place privilégiée. Quatre jours durant, les maisons d'édition ayant un fonds d'essais sur les arts plastiques, l'architecture, l'image, la musique et la danse, de même que les principales revues de réflexion sur l'art expose leurs publications. Philosophie, critique, politique, droit, économie, histoire, anthropologie et sociologie s'y révèlent autant de modes d'approche de la création contemporaine, champ de l'investissement d'une "puissance cognitive et poétique". Un panel d'essais sur l'art récemment parus ou à paraître en France et à l'étranger est présenté durant ce forum par leurs auteur et directeur de collection (voir la rubrique "En toutes lettres").

En outre, sont organisés deux tables rondes axées sur la question "Est-il nécessaire de parler de l'art pour répondre aux interrogations qui l'animent ?" 2 (le 3/05 à 14h00 et à 17h00 avec la participation de Françoise Gaillard, Francesco Masci, Nicolas Bourriaud, Annie Cohen-Solal, Pascal-Nicolas Le Strat, Stephen Wright et Howard S. Becker) ainsi qu'un débat à l'intention des professionnels sur les questions de cession de droits en Europe (le 5/05 à 14h00, sous la direction scientifique d'Emmanuel Pierrat, Cabinet Pierrat, Avocats au barreau de Paris et avec pour intervenants Emmanuel Pierrat, François Gèze et Maryline Kherlekian).

Autre temps fort du forum, une table ronde intitulée "L'art a-t-il tous les droits ?" interrogeant la relation de tension permanente et paradoxale entre art et droit en la nature à la fois coercitive et protectionniste de ce dernier et en les composantes éthiques, juridiques et politiques de leurs rapports convie les interventions de Richard Conte, Agnès Tricoire, Fai Dawei et Nathalie Heinich (le 5/05 à 17h00, débat organisé en collaboration avec le Centre d'Etudes et de Recherche en Arts Plastiques (CERAP) de Paris-I Panthéon-Sorbonne).

Forum de l'Essai sur l'Art

PALAIS DE TOKYO,
13, AV. DU PRÉSIDENT WILSON, 75116 PARIS,

LES JEUDI 2/05 DE 19H00 À 22H00 (SOIRÉE D'INAUGURATION),
VENDREDI 3/05 DE 13H00 À 20H00,
SAMEDI 4/05 DE 13H00 À 20H00,
DIMANCHE 5/05 DE 13H00 À 20H00.

Pour tout renseignement complémentaire:
Les Rencontres Place Publique,
Direction:
Jacques Serrano,
40, rue Montagne
Sainte-Geneviève,
F-75005 Paris,

T + 33 (0)1 43 54 03 43,
F + 33 (0)1 43 54 12 44, Email:

rencontresplacepublique@yahoo.fr

 

1.

CRITIQUE D'ART, RÉDACTEUR
CORRESPONDANT DE LA REVUE "PARACHUTE"
À PARIS, DIRECTEUR DE SÉMINAIRE AU
COLLÈGE INTERNATIONAL DE PHILOSOPHIE (PARIS)
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2. "À une époque où la critique d'art différenciée tend irrésistiblement à s'éclipser au profit d'un discours interdisciplinaire, où l'expérience artistique ne se laisse plus guère cantonner au sein d'une discipline quelconque, nécessitant une réfonte de l'architecture sociale des institutions artistiques, certains diront qu'il est plus que jamais nécessaire de recentrer le discours sur l'art; d'autres, en revanche, soutiendront que, débarrassé de son évidence, l'art nous invite plutôt à questionner les énergies et idées qui lui sont sous-jacentes".
Cette double question est suivie le 4/05 dès 14h00 par trois moments de réflexions conférence/débats en partenariat avec le Collège International de Philosophie autour de concepts communs à tous les champs de pensée
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